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samedi 30 septembre 2017

Carte Mère - Chapitre 3

III 

Elle avait l'air radieuse. Je l’imaginais dans un petit cocon bobo. Je me figurais qu’elle avait décoré son appartement pour en faire un petit paradis un peu zen, un peu feng shui. Je pensais qu’elle était superficielle comme on peut l’être à 25 ans, écervelée, inconséquente. Je me souvenais de moi, à cet âge-là : je n’avais pas conscience de moi-même. Je ne savais pas où j’allais, ce que je faisais. Je ne comprenais rien à la vie, semi étudiante encore, empêtrée dans des petits jobs, sans perspective, vivant au jour le jour. Quand j’y repense, j’ai honte et pour rien au monde je ne voudrais revivre cette jeunesse vide.

En réalité, la petite voisine avait eu une journée épouvantable. Elle avait été donner ses cours, elle était professeur d’anglais dans le collège d’un quartier sensible, c’était son premier poste, elle n’avait pas eu le choix. Elle en bavait : elle était trop gentille, elle ne comprenait rien aux adolescents, elle n’avait pas les codes de cette jeunesse-là. Elle y mettait de la bonne volonté, elle essayait. Elle rentrait épuisée. Mais sa vie personnelle lui permettait de garder le sourire, parce qu’elle était amoureuse.

Mais cela, je ne le savais pas. Avais-je envie de le savoir, d'ailleurs ? Franchement, est-ce que le facteur ramène du courrier à trier le soir ? Est-ce que l’ouvrier s’amuse à faire de la mécanique pour le plaisir la nuit ? Non. La journaliste arrête de s’intéresser aux autres quand elle rentre chez elle. C’est comme ça.

Je jetai mes clés sur la tablette de l’entrée. J'étais lasse de la journée, je n’espérais que mon canapé, je n’aspirais qu’à retirer mes chaussures. J’avais oublié de faire les courses, j’avais oublié de faire la lessive, j’avais oublié de payer l’électricité. J’oubliais tellement en ce moment. La fatigue, sans doute. Il fallait pourtant bien que j’aille me chercher à manger. Je devais ressortir, mais où avais-je mis mes clés ? Ah oui, sur la tablette de l’entrée.

Je suis allée chercher une pizza. Encore quelques kilos à ajouter à mes kilos en trop. Personne n’y regardait de trop près, de toute façon, à mes bourrelets. Et devant mes interlocuteurs, pour mes interviews, ça avait un côté rassurant. Avez-vous noté qu’on fait plus facilement confiance aux personnes un peu enrobées ? Heureusement qu'on me fait confiance : j’étais sortie trop vite et j’avais oublié mon portefeuille. Le pizzaïolo, me connaissant, me fit crédit pour cette fois. Mais cette manie d’oublier tout commençait vraiment à m’inquiéter. Sans doute parce que ma mère était dans une maison de retraite très médicalisée avec une maladie d'Alzheimer très avancée. Je ne suis pas vraiment hypocondriaque. Juste un peu. Mais j’ai peur de cette maladie. Au début, je n’avais rien vu venir pour ma mère. Elle était dans son canapé, quand j’allais la voir, elle somnolait dans son fauteuil, devant la télé. Elle ouvrait un œil pour répondre parfois aux questions de l’animateur télé, elle avait une excellente mémoire. Ou plutôt, une bonne culture générale. Et elle se souvenait de ce qu’elle avait appris à l’école. Mais quand elle tournait la tête vers moi, en train de lui préparer à manger dans la cuisine, elle me disait « Bonjour Madame, qui êtes-vous ? ». La première fois, j’ai même cru à une plaisanterie, j’ai même ri, je lui ai dit « Maman ! Tu fais trop travailler ton cerveau, il est fatigué, à cause de tes jeux télévisés ! » Et elle s’est mise à pleurer : elle savait qu’elle devait me reconnaître, mais elle ne me reconnaissait pas. Un gouffre s’était ouvert sous elle. Un instant de cruelle lucidité. Elle se rendait compte qu’elle avait perdu pied. Pendant un instant, seulement, parce que je lui avais dit « Maman ». Je l’avais prise dans mes bras, sans trop savoir quoi faire : la gronder, gentiment, la réconforter, lui dire que quand on se réveille, on ne sait plus où on en est, que c’est normal. Juste avant, pourtant, elle avait répondu à la question « Quelle est la capitale du Burkina Faso ? » sans hésiter, d’une voix claire, elle avait trouvé « Ouagadougou ! » et elle avait à nouveau fermé les yeux. Peut-être parce qu’entre temps, elle avait été effrayée de ne pas reconnaître les lieux, la télé, le petit vase avec le napperon en-dessous. Pourtant, c’était son appartement, mais elle avait douté. Puis petit à petit, elle a vraiment perdu la carte. C’est une expression, mais elle dit assez bien ce qui se passe : on ne retrouve rien, on se perd, on n’a même plus les petits moments de répit pour se raccrocher à des rituels, à des habitudes. Elle a perdu le nord : elle croyait qu’on venait chez elle à son insu, elle appelait son aide ménagère par mon 7 prénom, elle croyait que l’infirmière lui apportait à manger. Puis elle se mit à avoir peur de tout, elle cachait ses affaires. Et moi, je niais la réalité, je ne voulais pas croire qu’elle était si malade que ça, je croyais qu’elle le faisait exprès, juste pour se venger de ne pas me voir assez souvent. J’ai cru, vraiment, qu’elle m’en voulait et qu’elle me jouait des tours : elle cachait son chéquier, ses pantoufles, ses clés. Elle les mettait n’importe où : on les a retrouvées dans le paquet de café, dans le conduit d’aération, dans la poche de son peignoir.

J’étais en colère contre elle, je ne voulais pas voir. Et puis il a fallu me rendre à l’évidence quand elle a fugué. En fait, elle avait l’habitude de faire un tout petit tour dans le quartier, toujours le même parcours, chaque après-midi. Un jour elle n’est pas revenue. Quand l’infirmière est passée, il n’y avait personne. Elle m’a appelée, on a appelé les pompiers, la police. Grosse frayeur. On l’a retrouvée prostrée sur un banc. Elle ne savait plus où elle était ni comment rentrer chez elle.

J’ai compris subitement qu’elle ne jouait pas avec moi. J’ai remué ciel et terre pour lui trouver une maison de retraite. Pas simple. Surtout avec une petite retraite. Maintenant, elle est en sécurité. Unité fermée. Je suis allée la voir très régulièrement au début. Elle m’appelait Madame. Je lui disais « Je suis ta fille ». Elle riait, elle était perdue, elle pleurait. J’ai arrêté de lui dire que j’étais sa fille. Elle a continué à m’appeler Madame. Je suis allée la voir de moins en moins. Les infirmières me disaient que ça la perturbait de me voir. Qu’elle s’était créé un nouvel univers ici, avec de nouveaux repères. Je ne l’ai plus guère visitée, alors. En culpabilisant de ne plus venir tout autant qu’en étant soulagée. Je ne sais pas si je le regretterai. Est-ce encore ma mère ? Est-ce que je perds du temps avec elle ? Est-ce que plus tard, je m’en voudrai de ce temps que je ne partage plus avec celle qui m’a mise au monde ? Et si j’allais la voir, ne serait-ce que par convention sociale, par habitude, par peur du regard des autres ? Je n’en sais rien. Mais je ne reconnais plus cette personne amaigrie, aux cheveux mal coupés, si mal fagotée, souvent avec des vêtements que je ne lui avais pas achetés...Parce qu’à la maison de retraite, les vêtements se mélangent et peu importe ce qu’ils portent, tant qu’ils sont habillés. Ma mère qui n’aimait que les pantalons est aujourd’hui souvent en robe. A qui sont ces robes ? Est-ce vraiment encore ma mère ?

J’ai remâché encore toutes ces questions et ma pizza.

Et puis, il a fallu aller se coucher. Alors que je me démaquillais machinalement devant mon miroir, comme chaque soir, alors que je ne retirais pas tout à fait la totalité de ce noir qui me cernait les yeux, je me disais que je n’étais jamais vraiment moi-même avec ce maquillage, que je mentais avec mon visage, que je mentais sur mon âge. Sur mes rides que j’appelais affectueusement « rides d’expression, rides d’émotion ». On devrait pourtant se dire que ce sont les marques de l’expérience. Je ne savais plus qui j’étais. Chaque matin, je remettais sur les restes de maquillage de la veille, une couche de mensonge, de crayon noir et de rouge aux joues. Ma mère, au moins, dans sa maison, était elle-même, avec ses cheveux blancs, ses ongles un peu noircis et sa peau ridée, usée par les ans et par la maladie.

vendredi 29 septembre 2017

Carte Mère - Chapitre 2

Le lendemain, je partis tôt au travail. Je suis journaliste dans une rédaction de province, pour un quotidien. Comité de rédaction, comme chaque matin. L’ambiance est tendue. Les journaux se vendent de plus en plus mal. C’est la faute à internet. C’est la faute aux gens qui ne lisent plus. C’est la faute à la télé. C’est la faute à tout le monde. On a changé de format, on a changé de police de caractères, pour être plus lisible par les vieux, notre cœur de cible, on a repensé notre ligne éditoriale. On a réfléchi beaucoup aux accroches à afficher dans les boulangeries, on cherche le plus glauque, le plus racoleur : « Le pitbull déchiquette les testicules du petit garçon », « Parti pour faire le djihad, ses parents apprennent sa mort via une vidéo YouTube », « Le patron du sexshop filme ses clients pour les faire chanter » ...À désespérer de la nature humaine. Tabloïd, presse poubelle, plus crade et puant que le caniveau. Je commençais doucement à ne plus aimer du tout ce qu’on faisait. J’étais devenue journaliste par idéalisme, comme beaucoup, jeune fille naïve, persuadée qu’on pouvait dire la vérité, qu’on pouvait braquer les projecteurs sur de nobles causes. J’avais continué en me disant que ce n’était déjà pas mal de relayer des jolies actions faites par des gentilles associations dans les petits villages de la région : les boudins vendus au profit de l’association du don du sang, les soirées dansantes au profit des Restos du Cœur ou pour le sou des écoles...C’était bien. Ce n’était pas transcendant, mais c’était correct.

Ce jour-là, Gérard Gontrand, le rédacteur en chef était sombre : pas un seul petit scandale à se mettre sous la plume. Il avait cru se faire un réseau, être proche des personnes ayant un peu de pouvoir, dans le secteur, mais il venait de se rendre compte que ses ficelles étaient trop grosses et qu’on le voyait venir : on ne lui confiait plus de secret, on l’utilisait, même, pour faire des coups vaches, mais on ne lui laissait plus entrevoir le dessous des cartes. Et ça le mettait dans une humeur maussade. En plus, la rédaction centrale, lui envoyait des directives intenables : les chiffres étaient effroyablement mauvais localement, mais ils n’étaient d’accord sur rien. Mettre en une le micro scandale politique d’un conseil municipal ? Hors de question ! Il faut quelque chose de beaucoup plus dramatique. Mettez-moi la casse sociale, les usines qui ferment. Pas de bonnes nouvelles ! Pas de choses qui n’impactent que quelques centaines de personnes. Il nous faut du lourd. Et si vous n’avez rien, mettez l’actu nationale.

Alors ce matin-là, ils mirent le président de la République en visite dans une usine qui ouvrait une ligne de fabrication supplémentaire. Pas un drame, pas une goutte de sang. La logique échappait à tout le monde, même si on était plutôt content de mettre une bonne nouvelle à la une, pour une fois.

 Politiquement, il fallait sentir le vent tourner et arriver à anticiper les changements de cap, histoire d’être ami avec les futurs détenteurs du pouvoir local. Depuis le quinquennat, les temps de répit étaient maigres : il y avait tout le temps des élections et il était difficile d’être ami avec tout le monde.

J’étais au milieu de tout ça. J’étais une femme. Je m’occupais donc de la culture et de l’éducation. La politique est une affaire d’homme au sein de cette rédaction. Mais la politique est partout et même quand je faisais des articles sur des manifestations culturelles, il fallait que je fasse attention au cadrage de mes photos : le député ? On l’a déjà mis dans une édition cette semaine.

« - Coupe-le au montage !
- Mais enfin, comment le couper, il est au centre de la photo : c’est lui qui pose la première pierre !
- Fais donc un gros plan sur la truelle ! Et je ne veux pas son nom, surtout pas !
– Mais enfin, c’est lui qui pose la première pierre !
– Il est député, écrit « L’assemblée nationale pose la première pierre. » - Euh... »

Surréaliste !

Ce jour-là, je devais partir dans une école pour assister à la rencontre d’un auteur de jeunesse avec une classe de CM2. Les élèves avaient lu le bouquin - c’était un petit roman sur un gamin qui aimait les jeux vidéos violents et qui rencontrait un vieil homme qui lui faisait découvrir les livres - , ils avaient préparé des questions, ils avaient écrit des textes, c’était touchant, c’était mignon. L’auteur était sympa, l’enseignante était super investie. J’aurais pu écrire un article adorable, plein 5 de bons sentiments. Mais il fallait angler sur une polémique, si possible tendance réac et populiste, sinon le rédac chef allait réécrire. J’ai donc titré : « Jeux vidéos vs lecture : les enfants ont choisi ». Cela laissait supposer que les enfants d’aujourd’hui ne lisaient plus - d’ailleurs, est-ce qu’ils savaient lire ? - et qu’ils passaient leur temps à tuer des gens virtuellement sur internet. Et l’article disait tout le contraire. Mais on n’est pas là pour faire dans la dentelle. D’ailleurs, est-ce que les gens lisent autre chose que les titres ? Pas sûr qu’ils lisent, en fait. Savent-ils ? Rien de moins certain ! Les ventes étaient si basses. Et même sur internet, les chiffres étaient désespérants : les compteurs affichaient quelques centaines de vues pour les articles en une...Ensuite on descendait vite vers des scores proches de zéro. Il n’y avait guère que sur Facebook qu’on avait quelques retours. À vrai dire, beaucoup de commentaires haineux de gens qui n’avaient visiblement pas lu les articles.

C'était mon tour aussi d’écrire le billet d’humeur du jour. Il fallait être féroce dans ces papiers-là. Egratigner une personnalité locale, pointer une dépense publique jugée excessive, prendre parti contre le gouvernement...

J’ai écrit sur les panneaux d’affichages de la ville qui n’étaient pas du tout à jour : on était le 5 décembre et les infos affichées dataient toutes de septembre. Facile : huit cents signes plein d’acidité, pour faire grincer des dents et pour faire sourire les hargneux. Ce boulot me rendra méchante et ça a déjà commencé.

Ensuite, j’étais sur un article plus long, pour le week-end. Un festival de littérature à couvrir, plusieurs écrivains à rencontrer, des rendez-vous. Le côté vraiment intéressant de mon métier, même si j’allais sans doute en retenir peu de chose pour mes articles.

En rentrant, j’ai croisé sur le palier la petite d’en face. Elle avait l’air heureuse, elle m’a souri, elle a dit « Bonjour ! Bonsoir ! Je...vous...il fait beau, non ? Bonne soirée... » et a fermé sa porte doucement.

jeudi 28 septembre 2017

Carte mère - Prologue - Chapitre 1

Savez-vous que la plupart des éditeurs exigent qu'on leur envoie nos manuscrits par la poste ? C'est un gâchis de papier énorme, puisqu'en plus, la plupart du temps, ils les refusent.

C'est ce que je me suis dit, après deux envois numériques (un copain éditeur et le seul éditeur en ligne que j'ai trouvé qui accepte les mails). Deux refus, évidemment.

Alors comme je n'ai pas de grandes prétentions littéraires, je me suis dit que j'allais publier mon truc sur le net, comme je le fais depuis 2003. Since 2003.

Lira qui lira, peu m'importe. J'ai pris mon pied en écrivant. Ce sera un peu long, mais les feuilletons, c'est bon ! Premier chapitre ? C'est parti !

Bises !

Quand je veux me jeter du pont du Carroussel 
Je me dis finalement non la vie est belle 
Quand quelqu'un me dit, "Dieu que la vie est belle" 
Je voudrais me jeter du pont du Carroussel 

Emily Loizeau, Je ne sais pas choisir

Prologue.
Carte mère (gr.nom.fem.) (D’après Wikipédia ou presque) : c’est le cœur de l’ordinateur qui assure les connexions entre les composants, la mémoire centrale et la mémoire vive.

La carte mère, souvent, se sent très seule.

Première partie
Mémoire vive. 


Alors que le monde semblait courir à sa perte, que la Syrie brûlait encore et toujours et qu’Alep était pilonnée pour la centième fois, une jeune fille découvrait l’amour, et il lui semblait que le monde était neuf comme un œuf du jour. Les fleurs étaient plus belles que la veille, l’herbe était plus brillante de rosée, les passants semblaient esquisser des pas de danse pour éviter les flaques et la lumière qui baignait la ville n’était rien moins que de l’or. Pour chacun d’entre nous, l’amour réinvente le monde, c’est une banalité et un événement intime extraordinaire, tout à la fois.

Alors que le monde courait à sa perte, un vieil homme décidait de prendre une balle dans son tiroir, un revolver dans son armoire, une corde dans son grenier. Un vieil homme décidait qu’il avait assez vécu, assez vu de sang, de misère et de bêtise, assez de vice et de guerre pour sa pauvre vie. C’est le lot de chacun, peut-être, mais que dieu - ou la boisson - nous en préserve, de désespérer du monde et des hommes lorsqu’on vieillit. Ce n’est pas que le monde change ou que les hommes sont pires. C’est juste que l’on vieillit. C’est que l’on en a trop vu, qu’on a perdu la naïveté qui nous tenait chaud, qui était un vernis fragile, mais assez beau qui nous empêchait de voir les craquelures du tableau. C’est aussi que l’on prend du ventre et de l’arthrose, que ce qui nous paraissait simple - monter trois marches, changer une ampoule, manger une choucroute - devient un enfer, une épreuve insurmontable. Alors on accuse les choses : ce n’est pas moi qui ai changé, c’est le monde qui se ligue contre moi.

 Les deux scènes se déroulaient en simultané, sur le même palier, dans le même immeuble. La jeune fille était sur son lit rose, elle relisait des textos plein de smileys souriants et de petits cœurs, elle rêvassait, elle se pensait unique au monde. De l’autre côté, le vieil homme avait le doigt sur la gâchette. Il ressassait des vieilles aigreurs.

Lorsque le coup de feu retentit, je me précipitai sur le palier, en chaussettes. Il y avait trois portes : la mienne, ouverte sur mon appartement en désordre et deux autres fermées. Celle de Mlle Lekan et celle de M. Ninne. Je les croisais parfois. Bonjour, bonsoir. Rien de plus. La gamine était timide et gauche, le vieux était bougon et mal rasé. Je n’en savais pas beaucoup plus. Pour le reste, certains matins, je l’avoue, quand j’entendais les clés dans une des serrures, j’attendais derrière ma porte avant de sortir. Parfois même, je prenais les escaliers pour ne pas me retrouver dans l’ascenseur avec l’un d’eux. C’est notre société qui veut ça, on est individualiste. On n’a pas envie de se retrouver dans une promiscuité non désirée. On a besoin de son espace vital. On n’a pas besoin d’imposer aux autres ses miasmes et ses odeurs corporelles. Ou son eczéma, dont je souffrais de manière chronique.

J’étais donc sur le palier, en chaussettes et en cheveux. Je tournai la tête successivement vers les deux portes. Rien. Le silence s’était à nouveau installé. Aucune des portes ne s’est ouverte. Je me suis dit que c’était sans doute le bruit d’une canalisation. Un pot d’échappement dans la rue. Un avion ayant passé le mur du son au-dessus de nos têtes.

Je suis rentrée, j’ai refermé ma porte, je suis retournée dans mon canapé, j’ai repris mon ordinateur sur mes genoux, j’ai continué ma conversation avec mes amis lointains sur twitter en alternance avec Candy Crush et une émission de divertissement à la télé. Le calme de cet immeuble était tout de même très appréciable.

La jeune demoiselle amoureuse, elle, n’avait rien entendu. Elle avait sa fenêtre ouverte, elle écoutait de la musique, elle avait l’esprit ailleurs. Son téléphone avait sonné juste après : c’était lui, elle avait décroché, euphorique, elle écoutait sa voix comme on boit un doux nectar. Elle n’avait plus sa tête.

Monsieur Ninne ne s'était pas loupé. Il n'avait plus sa tête non plus.