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dimanche 15 octobre 2017

Carte Mère - Deuxième partie - Chapitre 5


J’ai passé encore une belle nuit. Très apaisée. Soulagée d’avoir pu parler de l’affaire avec quelqu’un. Sans rire, un bon avocat, cela pouvait faire office de psy. Était-ce plus cher de l’heure ? Pour l’instant, cela ne m’avait coûté qu’un coup de foudre…

Suzy hantait désormais mes pensées. Suzy Pasquet. Il fallait que j’en apprenne plus sur elle. J’ai commencé par taper son nom dans la barre de recherche de Google. Réflexe de journaliste. Pas grand chose : un profil professionnel sur Linkedin, un compte Facebook très maîtrisé ou presque pas renseigné. Quelques anciens articles de presse dans lesquels son nom était cité pour des affaires. Et une homonyme célèbre, une auteure de livres pour la jeunesse, morte il y a quinze ans.

Encore une navigation inutile. De toute façon, nous allions nous revoir. Et je tacherais de faire meilleure impression…

En attendant il fallait que je prenne des nouvelles de ma mère. J’ai fait le déplacement. Il fallait que je marche et le soleil glacial, le grand ciel bleu me poussaient dehors. A la maison de retraite, c’était l’effervescence : la grippe arrivait. Il fallait mettre un masque, des chaussons sur les chaussures et se passer les mains au désinfectant avant d’entrer. Une autre fois, cela m’aurait rebutée pour de bon. Mais j’avais un courage à toute épreuve ce jour-là : j’aurais pu affronter ma mère nue et son amant. Peut-être même la maîtresse de son amant. La responsable du service m’a expliqué que les côtes de ma mère allaient mieux. Qu’elle vivait plutôt bien, pour l’instant, la convalescence : qu’elle restait tranquille. Mais elle ajouta aussi qu’au bout de quelques temps, quand les blessures seraient un peu moins douloureuses, elle risquait d’avoir envie de se lever et de se remettre à gambader…C’est là qu’il faudrait être vigilant. Peut-être alors qu’on lui donnerait quelques calmants pour que tout se passe bien. Elle m’a demandé si je n’y voyais pas d’inconvénients, par pure convenance, je pense, parce que je n’avais pas mon mot à dire. Est-ce bien une vie, que d’être sans mémoire, sans douleur et sans même quelques réflexes ? Sans pouvoir se lever et marcher si l’envie nous en prend ? Que reste-t-il d’un être humain quand on lui retire tout ça ?

J’ai finalement passé un peu de temps près du lit de ma mère. Elle était calme et souriante. Je lui ai demandé si elle avait mal, mais elle avait oublié, elle ne savait pas. Elle avait le regard vide, mais elle avait l’air heureuse. Je suis sortie rassurée mais ce n’était pas auprès de ma mère que j’avais passé un après-midi. C’était auprès d’une inconnue. Elle ne se souvenait pas de mon enfance, pas plus que de sa vie de femme. Elle n’avait plus que quelques réflexes vitaux : respirer, dormir, sourire et un peu de vocabulaire. Elle qui avait été une jeune femme épanouie, une militante féministe, une mère libérée, active, autonome. Elle avait été amoureuse, aussi, follement. De son mari, mais aussi d’autres hommes. Je l’avais découvert plus tard, à la mort de mon père. Elle n’avait pas divorcé, mais elle avait vécu sa vie, si libre, si vivante. Son époux avait fermé les yeux, sans doute parce qu’il l’aimait pour cette indépendance, pour cette hardiesse. Elle m’avait raconté tout cela, un soir de confidence. C’était sa manière de me sermonner, à demi-mot, pour mon manque d’audace. Elle aurait voulu que je vive ma vie, me disait-elle, que je m’éclate, comme disent les jeunes. Elle m’en voulait de rester « vieille fille », de ne pas avoir d’enfant. A ce moment-là, j’aurais pu la faire grand-mère, encore, et je me posais tellement de questions. La société toute entière, mes amies, mes cousines, mes collègues, me renvoyaient l’image d’une femme inutile et stérile. Les femmes de mon âge ont parfois cette tendance épouvantable à porter leurs enfants comme des oriflammes, comme des blasons, des sujets de fierté et de satisfaction, qui les rend insupportables. Combien de soirées, de déjeuners, de discussions deviennent pesantes, lorsque le sujet s’engage sur les interminables maladies infantiles ou sur les réussites scolaires, sur les petites phrases tellement mignonnes, sur les progrès et sur les talents des petits des autres. Et je n’avais pas tellement envie, alors, que ma mère en rajoute. D’autant que je ne savais pas – et que je ne sais toujours pas vraiment – où je navigue et qui je suis : est-ce que j’aime les hommes ? Est-ce que j’aime les femmes ? Suis-je asexuelle, a-sentimentale, ou suis-je bi ? La réalité, c’est que je m’en fichais, que je ne voulais pas le savoir. Misanthropie assumée.

Pourtant, ce jour-là, au chevet de ma mère malade, le souvenir de cette discussion me revenait avec nostalgie, comme si elle était déjà morte et que ma mémoire me rappelait le meilleur de notre vie commune.

Sur le chemin du retour, j’ai profité des lumières de la ville, dans le froid glacial de la nuit, les volutes de vapeurs que les haleines des passants pressés laissaient s’échapper, les groupes d’adolescents qui riaient en marchant, qui se poussaient des coudes, qui attendaient les vacances avec excitation. L’ambiance était à Noël, déjà, même s’il restait encore deux petites semaines à patienter. Le marché de Noël battait son plein et les baraques qui avaient le plus de succès étaient celles qui vendaient à boire ou à manger. Les vendeurs de babioles faisaient grises mines, le chaland ne faisant que flâner sans s’arrêter devant les stands de bois.

Prise d’un frisson, — manque de chaleur humaine ou refroidissement ? —, je décidais de commander moi aussi un vin chaud. Les bribes de conversation des autres consommateurs me parvenaient. On parlait du dernier épisode de neige de pollution tombée sur le nord est : les particules fines de l’atmosphère et le froid qui forment des flocons et qui retombent comme de la neige, malgré l’anticyclone, malgré le ciel bleu. J’avais dû lire le même article que celui qui parlait : le sujet était étayé par les propos de plusieurs physiciens, chercheurs, experts. C’était à la fois fascinant et effrayant. La discussion s’enflammait, cependant. Celui qui avait lu la publication scientifique présentait cela comme une intox, un complot. Il soupçonnait les journalistes d’écrire n’importe quoi. Un autre tentait d’expliquer le phénomène rationnellement, mais un troisième expliquait qu’il s’agissait du givre tel qu’on en avait toujours connu. C’est alors que le premier reprit la parole, l’air mystérieux. « Non, les amis. C’est une autre histoire, je vous explique : c’est les chemtrails. » Les autres l’ont observé un instant, sans comprendre. Les quoi ? « Les chemtrails. C’est la fumée des avions, vous savez, dans le ciel, quand on voit ces traînées blanches…Eh bien ce sont des produits chimiques ou des armes bactériologiques qu’on nous balance dessus… » Les autres étaient tout de même incrédules. « Pourquoi on nous balancerait des trucs comme ça ? Et qui d’abord ? » Alors l’autre s’est un peu empêtré dans des explications lues sur internet : « Ben c’est pour réguler la population : ça rend les femmes stériles, par exemple…Mais on nous cache la vérité. Et il y a aussi des chemtrails pour réguler le climat, pour nous faire croire au réchauffement climatique…Et puis toutes les nouvelles maladies sont répandues comme ça : le cancer, l’Alzheimer…Evidemment, ce sont les puissants de ce monde, qui…Enfin, comme toujours les sionistes, les franc mac...» Les autres ont fait mine d’approuver, sans grande conviction. Mais ils ont conclu par un « Ouais, de toute façon, on nous cache tout. On nous mène en bateau…Et ce n’est pas aux journalistes qu’on peut faire confiance. »

On était en plein dans l’ère de la post-vérité ou plutôt dans l’ère des crédules incrédules : ils se croyaient plus malin en ne croyant rien de ce qu’on leur racontait. Même si des chercheurs, dans des articles sérieux et sourcés énonçaient des propos argumentés, il y avait toujours des personnes, de plus en plus nombreuses, pour ne pas les croire : si toutes les opinions se valaient, si la liberté d’expression existait, on pouvait bien penser autrement que ces soi-disant experts. Et puis, on pouvait toujours douter. Le doute est sain. Mais le doute était exclu du discours de cet homme : on nous ment, cela était une certitude. À partir de cela, tous les discours de spécialistes ou d’universitaires reconnus étaient suspects. Ils étaient même par principe remis en cause. Il restait alors une place folle pour le complot. Pour la parole de n’importe qui, pourvu qu’il ne soit pas reconnu par le « système ». Ce que vous lisez sur internet, pourvu que cela soit partagé par un « ami » digne d’un peu de confiance, devient parole d’évangile. Et vous tournez en boucle, en plus, dans un petit milieu qui s’alimente et qui finit par penser comme vous, puisqu’il lit les mêmes articles, puisqu’il voit les mêmes vidéos. Cela fonctionne pour tous les types de complots, pour toutes les idéologies : les chemtrails, le FN, le djihad…

Et que se passe-t-il quand un journaliste dit du mal d’un politicien ? Pour qui l’adepte du complot prend t-il parti ? Je crois que je me fais des illusions : ces hommes qui sortent du travail, visiblement, qui discutent en buvant un coup, après leur journée de bureau, ces Français moyens, salariés, entre 30 et 50 ans, ne lisent pas le journal. A vrai dire, peu de gens lisent le journal : les retraités, abonnés pour les mots croisés et les avis de décès et quelques corporations qui ont le journal sur leur lieu de travail. Tout à coup, il m’apparaissait que ces hommes n’avaient pas entendu parler de Rasier et de cette affaire qui occupait tout mon esprit et qu’ils étaient sans doute plus au fait des derniers rebondissements de la présidentielle aux USA que de la politique locale. Les affres de la mondialisation…

Ce soir-là, étonnamment, je n’avais pas envie de me connecter au vaste monde par le truchement d’internet. Et comme par hasard, alors que j’ouvrais la porte de mon appartement, ma voisine surgit de chez elle, comme un polichinelle de sa boîte.

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