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jeudi 19 octobre 2017

Carte Mère - Deuxième partie - Chapitre 9

IX 

C’était un collègue du journal, Etienne, qui faisait souvent des piges. Surpris de me trouver là, il a d’abord cru que j’avais eu le tuyau et que j’étais arrivée avant lui pour faire l’article. Il ne savait pas encore que j’avais démissionné. Il m’a expliqué qu’il avait un copain chez les pompiers qui lui donnait parfois des infos comme celles-ci. Quand il a appris que je ne travaillais plus au journal, il a eu un moment de surprise, mais il a surtout été soulagé.

« - Tu comprends, c’est un peu dur de trouver de quoi faire des articles. La rédaction refuse les trucs habituels, les arbres de Noël des écoles ou dans les maisons de retraite. Et avant les fêtes, comme ça, il n’y a vraiment pas grand chose, la vie est comme au ralenti. Alors…comme ça…tu habites là ? Sympa, l’immeuble ! Et…euh…tu le connaissais un peu, le vieux ? Enfin, je veux dire…Monsieur…comment ? Nanne ? »

J’avais presque envie de le laisser là, avec ses infos incomplètes et ses approximations. Cela ferait un très bon article de PQR. Tout à fait caractéristique. Eut égard au souvenir du mort, j’ai daigné répondre :

« - Monsieur Ninne. Avec deux n. Il avait 82 ans, il avait été marié à Augustine, décédée en 2002. Il s’est suicidé. Il a laissé une lettre dans laquelle il exprime son incompréhension face au monde actuel et sa solitude depuis la mort de sa femme. Il n’a ni famille, ni connaissance, il a déjà organisé ses funérailles et pour l’instant, comme il s’agit d’un suicide, il faut attendre les résultats de l’enquête judiciaire, l’autopsie. Voilà. Tu as ton article, mon vieux ! »

Il prit des notes frénétiquement.

« - Merci ! T’es la meilleure ! Mais alors…pourquoi t’as démissionné ? J’espère que tu vas retrouver du boulot...
- Longue histoire, mais j’ai bon espoir de me recaser rapidement, t’inquiète…
- Ok…bon…ben…salut…merci… »

Il est parti, aussi vite qu’il est venu. J’avais réussi à m’en débarrasser sans avoir à expliquer qu’on l’avait retrouvé longtemps après sa mort et qu’en matière de scoop, je n’avais pas assuré du tout. On avait bien le temps de voir.

A mon tour, je sortis de l’appartement et refermai la porte délicatement, comme on referme les pages d’un livre interdit.

Je repensais au jugement dernier ou au dernier jugement du vieil homme à mon propos : est-ce que je ne pense vraiment qu’à moi ? Je renvoie cette image. Est-ce que vivre seule est une forme d’égoïsme ? Je ne sais pas ce qu’il a voulu dire. Il a ajouté que je faisais bien.

Derrière ma fenêtre, j’observais les passants d’un après-midi d’hiver. Des petits couples de vieux, serrés l’un à l’autre, pour lutter contre le froid et contre le monde entier. Serrés comme on serre son sac à main dans le bus, quand on voit monter une horde de jeunes braillant. Serrés pour ne pas trébucher, pour se protéger, pour marcher mieux avec quatre jambes qu’avec deux. L’autre devient un autre soi, un bâton pour la vieillesse, un tuteur sans lequel on ne tiendrait pas debout. Il y avait aussi sous mon balcon des solitaires, les mains fichées dans les poches, la tête dans les épaules, le pas pressé, fonçant vers un rendez-vous, en retard, déjà sans doute, payés à l’heure. Et puis les flâneurs, l’œil ouvert au monde, le menton haut, cheminant à petits pas tranquilles vers un but indéterminé, peut-être le café ou peut-être un magasin, pour se réchauffer un instant sans rien acheter, juste pour se promener. Il y a les jeunes, toujours le visage plongé dans un autre monde, jamais vraiment ici et maintenant, faisant défiler les chansons dans le téléphone, pour chercher quelle serait la bande-son idéale de leur vie, en fonction de la fille qu’ils draguent ou du pote qui leur envoie des SMS, en fonction du bus qu’ils attendent et qui ne vient pas, les ados dansant d’un pied sur l’autre pour se réchauffer, pour se donner une contenance, alors qu’ils ne savent pas vraiment quoi faire de ce grand corps qui les encombre. Toutes ces vies qui se croisent sans se voir, sans voir qu’il y a dans chacune d’elle une part de ce que l’on fut et de ce que l’on sera, ces miroirs déformants de nous même, tous pareils mais tous persuadés de notre caractère unique. A quoi bon vivre ces vies insignifiantes dans leur uniformité ? Edouard avait voulu en finir. Nous restions, luttant et cherchant un sens, pour finalement tout oublier à la fin, comme ma mère. Triste vie animale, si l’on n’avait inventé dieu et les savonnettes. Ma rêverie ne menait à rien. Il fallait que je m’active, que je m’agite : être dans l’action est le meilleur moyen de ne pas déprimer. J’ai cherché un prétexte pour rappeler Suzy. Aux dernières nouvelles, rien de neuf dans le dossier Rasier…Mais il me restait l’appartement de ma mère : j’avais besoin de conseil juridique. Ou alors, lui demander des informations sur les modalités concernant le testament de Ninne, puisqu’elle était son légataire testamentaire. Il me fallait faire meilleure impression que la dernière fois. J’ai enfilé une jupe, un petit haut. J’ai retiré cette jupe, j’ai changé de haut. J’ai mis un pantalon noir. Avec des escarpins. J’ai essayé des bottes. Ça n’allait pas. J’ai opté pour un jean. Un bleu. Non. Un noir. Un petit pull un peu moulant. Je n’étais pas à l’aise. Pas moi. J’ai mis un chemisier avec un blazer. J’ai jeté un œil au miroir. J’ai finalement repris la jupe serrée, la première que j’avais sortie, avec les bottes. J’ai commencé à me maquiller. J’ai forcé un peu trop sur le noir, j’ai recommencé. J’ai mis du fard un peu rosé et brillant qui ne mettait pas si mal mes yeux en valeur. Du gloss ? Non. Pas de gloss, je ne suis plus une minette et je ne sors pas en boîte. Sembler soignée sans paraître apprêtée… J’étais nerveuse comme une ado. J’avais envie de plaire à cette femme et c’était un sentiment délicieux. Je suis sortie dans la rue. Il faisait froid, je suis remontée pour mettre le jean noir. Et un petit foulard autour du cou. Mon eczéma me filait des complexes, encore et toujours…

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