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dimanche 29 octobre 2017

Carte Mère - Troisième partie - Chapitre 6

VI 

Je me suis assoupie, mais mon sommeil était troublé, émaillé de cauchemars dans lesquels j’avais du mal à faire la part entre le vrai et le faux : effet secondaire notoire de cette poudre que j’avais sniffée. J’ai eu l’impression d’être à la fois très jeune et très âgée, de revivre des pans entiers de ma vie. La fac précédait mon entrée en maternelle, tout se mélangeait. Cette drogue expérimentale n’était pas au point : il faudrait que j’en parle aux deux gamins. Si jamais j’avais l’occasion de les revoir. J’avais un peu l’impression de ne les avoir jamais rencontrés. Ou alors dans un rêve.

J’ai ouvert plusieurs fois les yeux et le cadran de mon radio réveil semblait égrainer très lentement les minutes. Le temps présent était d’une langueur infinie, en comparaison avec les voyages temporels qui s’accéléraient. Cette nuit de Noël était incroyable. J’ai eu l’impression d’y revivre ma vie entière, plusieurs fois.

Je me suis revue dans des situations tout à fait banales et sans intérêt : dans le petit supermarché en bas de mon studio d’étudiante, quand je comptais l’argent avant d’acheter des plats préparés, quand je faisais mes devoirs avec ma mère, et que j’avais tellement de mal à retenir mes tables de multiplications. J’ai revécu le début de mon eczéma chronique à 12 ou 13 ans, les séances chez le dermato et les crèmes inefficaces. J’ai revu aussi des moments plus importants – mais l’importance en est discutable – des moments qu’il ne me semblait pas avoir oubliés. Mais ils me semblaient toujours vus sous un angle que je n’avais pas envisagé : la mort de ma grand-mère, par exemple, qui fut un événement considérable dans ma vie. J’avais 12 ans et cette femme était pour moi une seconde mère. Elle était un modèle en vérité. C’était une femme forte, dans tous les sens du terme : elle était bâtie comme un homme, elle faisait les travaux de la ferme aussi bien que son mari. Mais c’était aussi un caractère : elle avait une voix de stentor, elle dirigeait son foyer. C’était elle qui tenait la maison. J’ai revécu sa mort : elle était hospitalisée depuis quelques semaines déjà. Une pneumonie, puis une pleurésie et une faiblesse cardiaque générale qui aurait raison d’elle. Elle était très affaiblie et je demandais à mes parents de m’emmener auprès d’elle aussi souvent que possible. Je ne voulais pas la perdre. Dans ma vision, par contre, je n’étais pas du tout sensible à ma propre peine. Je ne voyais que ma mère. Les yeux de ma mère. Il m’est apparu que depuis cette mort, ma mère n’a plus jamais eu les mêmes yeux. Comme s’ils avaient pâli. Comme s’ils s’étaient effacés. Ma mère avait commencé à disparaître à la mort de sa propre mère. Comme si elle avait perdu une énergie vitale. Ses cheveux avaient blanchi aussi. Cela avait commencé à cette époque et cela m’apparaissait clairement maintenant : l’infinie tristesse de mère m’a sautée au visage. Comme si elle était devenue beaucoup plus fragile à ce moment et qu’il avait fallu que je l’épargne, que je la protège, au prix du sacrifice de ma propre vie.

Ma mère était très présente dans mes retours vers le passé. Je l’ai revue dans des situations que j’avais oubliées. Notamment les moments de ma toute prime jeunesse : il est étrange de se voir sur une table à langer ou de refaire ses premiers pas, de se sentir pour la première fois tenir sur un vélo, nager avec des brassards, ou sur un manège. J’ai eu parfois le sentiment d’avoir eu une enfance heureuse. Mais ma mère, toujours, me semblait lointaine, perdue, ailleurs. Comme si elle faisait les gestes qu’on attendait d’une bonne mère, comme si elle avait lu un manuel pour être une maman parfaite, mais sans en avoir la conviction, sans s’impliquer vraiment.

J’ai eu quelques visions dans lesquelles elle semblait plus épanouie : c’était toujours dans des moments où des hommes qui m’étaient inconnus la rencontraient. Un après-midi au parc, alors que je semblais savoir courir depuis peu, elle avait passé son temps à discuter avec un jeune homme souriant, en me surveillant vaguement du coin de l’œil. Une autre fois, dans un grand magasin, sans lâcher ma main, elle avait fait du shopping avec un autre gars qui semblait adorable. Elle avait les yeux pétillants de bonheur. Rien à voir avec le quotidien.

Vers quatre heures du matin, j’ai eu l’impression d’avoir à nouveau les idées claires. Peut-être que l’effet du produit se dissipait enfin. Mais les traces laissées par ces voyages spatio-temporels seraient durables. Il me semblait avoir vraiment revécu – comme quand on est sur le point de mourir ? – toute mon existence, mais avec un point de vue différent. Comme si j’avais réussi à sortir de moi-même, à prendre conscience de ce que je fus et de ce que je suis.

C’est le lien avec ma mère qui semblait être au cœur de toutes mes visions. Le gamin avait eu raison : ce médicament pourrait éviter aux patients de longues séances de psychothérapie.

Les yeux grands ouverts, fixant le plafond, j’ai attendu que le temps passe, comme quand j’étais malade, enfant, et que j’imaginais des animaux, des nuages et des cartes au trésor dessinés sur les lattes de bois. Mais lorsque j’étais enfant, je ne passais pas mon temps à rêvasser le matin de Noël ! J’étais une boule d’impatience et je me jetais sous le sapin dès que j’ouvrais les yeux.

C’est vers 6 heures que mon téléphone a encore vibré sur la table de nuit.

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