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mardi 31 octobre 2017

Carte Mère - Troisième partie - Chapitre 8

VIII 

C’était ma voisine. Je n’avais plus pensé à elle depuis son appel inquiétant de la veille. Mon égoïsme, sans doute.

Jennifer était revenue en catastrophe, avec ses valises, avec ses plaintes, ses lamentations et ses yeux rougis par les pleurs. Elle m’annonça – j’aurais pu le deviner – qu’elle avait rompu avec son fiancé. Confuse, elle m’a expliqué qu’il n’était plus le même que dans ses souvenirs. Elle s’était créé une mémoire parallèle, en vérité : elle l’imaginait intelligent, prévenant, plein d’humour. Il était froid, prosaïque, brutal. Elle s’en était rendue compte autour de la table familiale, sous le sapin, et dans son lit. Pas un brin de conversation, à propos de l’actualité ou sur la vie. Il lui avait offert des places pour un spectacle de Laurent Gerra, comble du mauvais goût. Et il lui avait fait l’amour sans un mot, rapidement, sans tendresse et sans passion, avant de se tourner vers le mur pour s’endormir. Elle avait eu le sentiment d’être prise au piège : ses parents appréciaient son petit ami, c’était Noël…Elle pensait qu’on ne pouvait pas rompre dans une situation pareille. Et puis, lors du repas de midi, il avait suggéré qu’il voterait pour l’extrême droite aux prochaines élections. La goutte d’eau dans la coupe – de champagne – trop pleine. Elle s’était levée sans un mot, elle avait filé dans sa chambre pour faire sa valise. Quatre heures grises et gelées plus tard, avec quelques pauses dans des stations d’autoroute désertes, pour pleurer dans des toilettes à l’hygiène douteuse, elle débarquait dans mon salon.

Je lui ai fait un thé, je l’ai écoutée. Quoi faire de plus ? Je n’ai pas trouvé les mots. Je lui ai rappelé notre conversation de la veille : « Tu vois, j’ai l’air beaucoup moins sympathique en vrai… »

Elle a souri. Elle m’a dit que j’avais au moins de l’humour et que ce n’était déjà pas mal. Elle m’a dit que conduire seule lui avait permis de faire le point : elle avait réfléchi aux moyens de refaire sa vie, de repartir à zéro. Et puis l’argent laissé par Monsieur Ninne avait été décisif, aussi. Elle se disait qu’elle avait la chance d’avoir un travail, certes exigeant, mais lui laissant du temps, et pas si mal payé : elle pouvait subvenir à ses besoins, à son loyer, qu’elle pouvait même mettre un peu de côté pour voir venir, qu’elle aimait bien son petit appartement. Être loin de sa famille était une chance. Elle hésitait à s’inscrire sur un site de rencontres. Elle pouvait aussi laisser faire le hasard, rencontrer quelqu’un…à l’ancienne. Et est-ce qu’elle avait besoin à tout prix d’être avec quelqu’un ? Est-ce qu’on n’était pas mieux toute seule ? Elle semblait réfléchir à haute voix, mais ces questions m’interpelaient aussi.

Être seule…Je n’ai jamais vécu en couple. J’ai toujours eu peur de me perdre. Je lui ai dit cela. Elle m’a regardée, sceptique. Je me suis posée soudain la question : est-ce que je m’étais trouvée pour autant ? Rien de moins sûr ! Je me suis alors embourbée dans des justifications coupables : « J’ai eu des occasions, j’ai même failli franchir le pas, avec un gars, juste après la fac. Il était sympa, mais ce n’était pas le grand amour. J’avais le temps…Je croyais que j’avais le temps. Je ne savais pas que ça passerait si vite. J’ai laissé la relation mourir. J’ai fait ma vie. Mon indépendance, voilà tout ce qui m’importait. Je ne dis pas qu’un peu de tendresse ou…de sexe ne me manquait pas. Mais…ma réplique préférée quand on m’invitait au resto, c’était « Je suis solvable » au moment de l’addition. Et je sortais ma carte bleue. Je crois que ça faisait fuir les prétendants… »

Jennifer m’a jeté un regard plein de pitié.

« Mais c’était l’époque aussi. Et ma mère…Elle était une femme libre. A son époque, on se mariait, c’était comme ça, mais elle a vécu une vie épanouie. Je t’ai déjà dit qu’elle avait eu des tas d’amants ? C’était une féministe. Elle m’a toujours poussée à être indépendante. Mais en même temps…elle me reprochait d’être seule et de ne pas lui avoir offert des petits enfants…Et puis elle était libre, mais elle semblait si malheureuse, il me semble que je ne l’ai jamais vue vraiment heureuse, surtout depuis la mort de sa mère, quand j’avais 12 ou 13 ans. Quand j’y pense…Elle me voulait libre mais elle voulait que je me case et que je fasse des gamins… »

« Injonction contradictoire », a soufflé ma voisine. Oui. Un sacré paradoxe. D’ailleurs, je ne lui parlais jamais de ma vie sentimentale. Comme si j’avais eu honte de mes quelques aventures sans lendemain...Ma mère tenait trop de place dans ma vie. Et puis il y avait aussi mon incertitude quant à mes préférences sexuelles.

« Mais je ne suis pas le sujet principal, ce soir ! C’est toi qui doit parler : vide ton sac, pleure, si ça te fait du bien. Tu viens de vivre un Noël épouvantable… »

Nous avions besoin d’autre chose que du thé. J’ai cherché dans mes réserves et c’est une bouteille de Chablis qui m’est tombée sous la main. Et nous avons passé du temps à parler de mon passé et de son avenir.

Mes souvenirs déconfits la faisaient rire. J’avais eu si peu d’aventures, finalement. J’ai raconté cette histoire avec ce type, à la fac qui pensait que le clitoris était un mythe inventé par les féministes. Et cet autre qui était persuadé que les femmes ressentaient un orgasme plus puissant que les hommes et qui me questionnait pendant des heures après nos ébats pour mieux comprendre le plaisir féminin. Touchant, mais épuisant.

Et aussi, et surtout…cet interlude heureux quand j’avais trente ans, avec une femme belle et fougueuse, mais tellement mariée, tellement coincée dans les tabous de la société. Elle n’avait pas voulu abandonner son confort bourgeois et je lui en avais voulu longtemps.

Elle m’a raconté ses premières expériences, au lycée, avec un garçon timide et maladroit, sentimental, débordé par ses émotions, qu’elle n’avait pas pu dompter, selon ses mots, parce qu’il vivait tout trop intensément et que ça la fatiguait…Et la rencontre avec son tout nouveau ex-fiancé. Elle l’avait connu quand elle passait le CAPES. Il était surveillant dans un des lycées dans lequel elle avait fait un stage. Il était beau, il avait cette allure un peu bohème d’étudiant éternel, dégingandé, mal fagoté, mais avec beaucoup de style. Il disait qu’il était en socio. Elle a découvert depuis qu’il était à Pôle Emploi et qu’il avait arrêté ses études en deuxième année de licence. Il l’emmenait faire la fête aux soirées du jeudi, dans des grands hangars à la périphérie de la ville, l’alcool coulait à flot et il lui semblait qu’elle vivait enfin une jeunesse qui lui avait échappé jusque là. Ils avaient tenté de cohabiter un peu, avant qu’elle ait sa mutation à 400 kilomètres de lui. Alors les liens s’étaient inévitablement distendus, même si elle avait continué de vouloir y croire. C’était voué à l’échec, bien évidemment. Elle s’en rendait compte avec beaucoup de clarté, maintenant. Mais ses parents y avaient cru. Ils avaient beaucoup investi là-dessus : ils invitaient souvent leur futur gendre, ils proposaient même de l’héberger de temps en temps. Et Jennifer avait compris petit à petit qu’elle était piégée.

Je l’ai félicitée pour le courage dont elle faisait preuve. Une rupture comme celle-ci était la preuve d’une grande maturité, d’une liberté que j’admirais. Personnellement, je n’avais jamais su rompre les liens tellement aliénants que nos parents tissent avec nous. Ma mère m’empoissonnait toujours la vie, même sur son lit de mort.

Je lui ai expliqué que j’avais passé ma matinée à son chevet, la croyant mourante. Elle a été désolée pour moi, mais elle n’était pas tellement à mon deuil.

Elle a tout de même conclu en disant que je venais d’abandonner mon travail, sur un coup de tête, à 45 ans, sans être sûre de ce qui m’attendait…Que moi aussi, j’avais un sacré courage. Tiens ? Comme me l’avait déjà dit Rasier quelques heures plus tôt. Cette répétition m’a minée, comme si on m’avait porté un coup. Qu’allais-je devenir ? Pourquoi avais-je fait cette connerie ?

Mais elle ne voulait penser qu’à elle, être totalement à son chagrin, ce soir-là. C’était bien compréhensible. Alors je l’ai laissée rejoindre son appartement.

J’ai connu à nouveau un grand abattement. Il était dix-neuf heures et j’avais ce désespoir qui nous prend parfois le dimanche soir. Cette sensation de vide et cette inquiétude vertigineuse face à l’immensité des tâches à accomplir pendant la semaine qui vient. J’avais devant moi le reste de ma vie. Je n’avais pas pleinement conscience de ce qu’il me restait à accomplir, mais je me demandais si j’aurais la force d’y parvenir. Tout se bousculait. Je ne savais pas quelles étaient mes priorités. J’avais entendu souvent que c’était lorsqu’on se laissait déborder et qu’on ne savait plus par où commencer qu’on tombait en dépression. J’étais toujours au bord du gouffre et il fallait que je réagisse.

J’ai allumé la télé pour faire du bruit. J’ai pris mon ordinateur sur mes genoux. J’ai commencé à jouer à Candy Crush, par réflexe, et j’ai consulté mes mails, machinalement. On m’avait écrit.

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