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samedi 4 novembre 2017

Carte Mère - Troisième partie - Chapitre 12

XII 

Jennifer m’a raccompagnée doucement vers la sortie. Elle m’a dit : « Venez, nous allons boire un coup. » Elle est restée silencieuse, elle m’a tenu les épaules et nous nous sommes dirigées vers le Café des Sports qui jouxte le crématorium. Le café des sports. La vie est un sport de combat, mais qu’en est-il de la mort ?

J’avais envie soudain de faire une interview du tenancier : comment sont les gens qui viennent après un enterrement ? Voilà un bon sujet d’article ou de roman. Le bistrot après le crématorium. La vie après la mort.

Nous avons juste commandé un café noir et je n’ai pas importuné le bistrotier avec mes interrogations métaphysiques.

Jennifer est restée silencieuse. Elle attendait que je veuille bien m’exprimer. J’ai apprécié cette délicatesse.

J’ai sorti le papier avec le texte que j’aurais dû lire et je lui ai tendu. J’ai ajouté : « Je n’ai pas pu lire, finalement. J’ai raté ma relation avec ma mère du début à la fin. »

Elle a lu en silence. Elle m’a dit que j’avais bien fait. Que le jour de l’enterrement, il y a des gens qui sont comme dans un public qui ne viennent que pour le spectacle. Qu’elle avait vécu ça avec son grand-père qui était un homme connu et apprécié, qui avait une certaine notoriété dans la ville où il était mort. Il y eut affluence pour l’enterrement. Les petits-enfants avaient décidé de lire collectivement un texte écrit ensemble. Les gens qui étaient venus les voir à l’issue de la cérémonie n’avaient parlé que de cela : vous n’avez pas pleuré, bravo, vous êtes forts et puis ce que vous avez écrit, c’était beau, c’était tellement votre grand-père, oh ! la ! la ! j’en ai encore la chair de poule. Ah ! Si vous n’avez pas pleuré (enfin sauf la petite, mais on comprend, elle avait tellement de peine, la petite), nous je peux vous dire que dans l’assemblée, les gens ont sorti les mouchoirs…

On se passe de tout commentaire, dans ces moments-là. On ne désire que le silence, le repli sur soi.

Jennifer s’arrêta soudain et se mordit les lèvres : « Je suis trop bavarde, désolée. »

Elle s’est tu à nouveau. J’ai bu mon café. Je n’ai rien trouvé de mieux que de déblatérer une banalité, un propos de psychologie de comptoir. Le lieu s’y prêtait.

« Ma mère m’empoisonnait. Elle laissait planer sur moi les grandes ailes de sa réussite et je ne retenais que l’ombre de mes échecs, qui apparaissaient en creux. »

Un silence un peu pesant plus tard, Jennifer a noté très justement que j’avais parlé au passé.

Je n’ai pas voulu poursuivre. Je lui ai demandé si elle allait mieux. Elle me semblait radieuse. Elle m’a répondu qu’elle aussi, elle avait tourné la page. Qu’elle se sentait bien plus libre, bien plus adulte depuis ce sinistre Noël.

J’étais épuisée. Je n’écoutais qu’à moitié et je voulais rentrer chez moi. J’avais à peine salué les membres de la famille et les vieux amis de ma mère : ma voisine m’avait permis d’échapper à cela. Je l’ai remerciée chaleureusement. Elle a compris que j’avais besoin de me retrouver.

J’ai repris ma voiture. Il faisait gris, un vrai temps d’enterrement. J’ai pensé qu’il faudrait d’ailleurs remettre ça bientôt avec Monsieur Ninne. Sale période. Je n’avais pas roulé depuis longtemps. J’ai eu envie de faire un tour : la ville était encore plus déprimante qu’avant les fêtes, encore plus vide, à cause des vacances. Les magasins étaient fermés ou complétement déserts. On ne pouvait pas dépenser deux fois l’argent qu’on n’avait pas.

Je suis rentrée rapidement. La campagne était si morne, si râpée que je ne trouvais pas de blues assez lent et mélancolique dans ma playlist pour accompagner cette tristesse.

Sur mon palier, m’attendait Suzy.

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