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dimanche 5 novembre 2017

Carte Mère - Troisième partie - Chapitre 13

XIII 

Elle était seule. J’étais encore à mon chagrin et elle me présenta ses condoléances, comme il se doit. Elle eut des mots doux et intelligents : qu’une mère est unique, qu’on l’aime ou qu’on la déteste…Qu’elle nous a construit, même si on n’y avait pas pris garde, même si l’on ne s’en était pas rendu compte. C’est quand elle disparaît qu’on se rend compte qu’on pleure pour la première fois sans pouvoir se reposer sur son épaule.

Je n’avais pas souvent pleuré sur l’épaule de ma mère, en vérité. Mais ses propos étaient beaux. Je l’ai fait rentrer chez moi et je lui ai proposé un verre. Elle a préféré un café et je lui ai dit que je souhaitais parler d’autre chose que de ma mère. Elle a avalé son café très vite et s’est levée en disant qu’elle ne voulait pas me déranger à un moment si funeste.

Elle ne me dérangeait pas, bien au contraire, j’appréciais la visite de courtoisie. Et puis j’imaginais qu’elle avait des choses à me raconter. Et puis…et puis…

Je l’ai invitée à se rasseoir, je lui ai resservi un café.

Elle a souri. J’étais beaucoup plus calme que d’habitude en sa présence. J’étais sur mon terrain. J’étais pleine d’émotions contradictoires, j’étais triste et libre.

Je la désirais plus que jamais, mais je savais que je l’aurais bientôt. Ou qu’elle m’aurait bientôt.

Comme j’avais interdit le sujet de ma mère et que nous avions épuisé les banalités, nous en sommes venues à l’affaire qui nous avait permis de nous rencontrer. Elle m’a expliqué que l’enquête était désormais ouverte et que les perquisitions avaient eu lieu au journal. On cherchait sur les ordinateurs, les pièces à conviction : qui avait publié l’interview, depuis quel poste, et quel téléphone avait capté la conversation ? Je me souvins que j’avais posé tout ça sur mon bureau avant de partir, mon ordinateur et ma carte SIM pro. Mais j’avais tout nettoyé, changé les codes…La police risquait de ne pas trouver grand chose, à part sur le cloud. Suzy a grimacé. « Vous pensez ? »

J’en étais sûre. Finalement, plus le temps passait, plus il me semblait que cette affaire était vouée à l’échec pour Rasier. Mais Suzy n’était pas du genre à se laisser abattre.

« - C’est vrai. Je pense aussi que passée l’écume des trois premiers jours, tout ça n’a aucun intérêt. Sam n’arrive même pas à réussir ses scandales : il est trop lisse, trop formaté, malgré mes conseils. Vous avez remarqué, d’ailleurs, dans son interview, à quel point il est capable de manier la langue de bois. S’il avait réussi le concours, il serait rentré à l’ENA et il y aurait été un bon élément. Le parfait politique. Mais il n’a pas été fichu de réussir le concours, évidemment. Il a fait deux ou trois ans de droit à la fac, il a végété de petit boulot en petit boulot, je l’ai pris au cabinet…Mais c’est un boulet…Bref. J’aimerais tout de même continuer un peu l’aventure politique avec lui. Il a quand même été élu. Vous savez que le communiqué de presse que nous avons écrit l’autre jour, vous vous souvenez ? Sur la pollution…Eh bien ! Il a fait réagir, comme espéré. On a obtenu un reportage sur la radio locale et un petit sujet sur France 3. Et surtout, le directeur de com’ de l’usine nous a téléphoné pour nous demander de le retirer, de faire un démenti ! Incroyable, hein ! C’est le début de la gloire : on dérange ! 
- Oui, mais dans les faits, ça changera quelque chose ?
- Bah…Bien sûr que non. L’action des politiques ne sert pas à grand chose, dans le fond. Il en coule de l’encre pour écrire des communiqués de presse, mais il coule aussi de l’eau sous les ponts avant que cela ait de l’effet ! Je ne suis pas naïve ! Mais l’important est qu’on parle nous, que les gens voient notre bonne volonté, le travail qu’on fournit.
- Vous dites nous tout le temps ? - Oui…je sais…mais…je suis la tête, il est les jambes !
- J’avais compris !
- Revenons à notre affaire…Ce qui m’intéresse, c’est la crise de la PQR que révèle tout ça…
- Quel est le rapport ?
- La crise est bien installée, on le sait. En fait, ce petit fait divers dans lequel Samuel et vous avez été pris en étau était profitable à la rédaction et à moi. Je veux promouvoir Sam, le mettre sur le devant de la scène : il me faut de la presse, encore et encore. Mais une presse efficace. Une presse mourante n’est intéressante pour personne. J’ai besoin d’une presse qui a des milliers de lecteurs. Et là, les scores du journal local sont épouvantables. Par contre, lors de notre affaire, les ventes ont explosé : c’était tout bénef pour nous comme pour eux. Vous comprenez ? »

Je comprenais : Gontrand était heureux, Samuel avait gagné en notoriété. Je ne savais pas où elle voulait en venir. Mais tout ce qu’elle me disait était un juste constat.

« - Venez en au fait, Suzy. Je peux vous appeler Suzy ?
- Vous pouvez, Sandrine », me répondit-elle avec un grand sourire.

Et elle me demanda si je voulais être conseillère en communication pour elle et Rasier. J’ai demandé plus d’explications :

« - C’est simple : vous connaissez parfaitement le terrain, les gens, les politiques, les habitudes, les journalistes. Et vous savez comment fonctionne internet, j’ai l’impression, et les réseaux sociaux, les différences entre Facebook, Twitter…Tout ça me dépasse un peu. J’ai un compte Facebook, mais il est vide et je n’y vais jamais.
 - Oui, en effet, difficile d’avoir des infos sur vous, sur internet : vous protégez bien votre identité !
- Vous avez cherché ? C’est la seconde fois que je remarque combien vous êtes curieuse ! Monsieur Ninne avait donc vraiment tort sur votre nature profonde !
- Ma curiosité est sélective… »

Elle a paru un peu troublée, mais elle balaya vite ce sentiment sur son visage. Cette femme me rendrait folle.

« - Reprenons…Si vous acceptez, je vous propose qu’on travaille un concept qui me tient particulièrement à cœur : celui de la post-vérité.
- Ou plutôt celui de la crédulité, non ?
- Vous connaissez le sujet assez finement, déjà, je vois.
- J’y ai déjà un peu réfléchi, obligation professionnelle, j’ai lu quelques publications.
- Je vous propose que nous fassions une expérimentation grandeur nature… 
- Je veux bien expérimenter avec vous…Tout ce que vous voulez… »

Imperceptiblement, je m’étais rapprochée d’elle… Elle semblait imperturbable et même si j’étais admirative de l’intelligence de ses propos, j’aurais aimé un peu plus de chaleur…Mais, sans toutefois me repousser ou s’éloigner, elle a continué :

« - Souvenez-vous des élections américaines et des françaises, 2017, 2022 ! Les deux ont fonctionné de la même façon pour les deux candidats populistes. Les deux ont un cœur d’électorat suffisamment fan, complétement accro, à vrai dire, pour qu’ils puissent dire ou faire n’importe quoi sans être remis en cause. C’est la crédulité que vous évoquiez. En fait, ce phénomène n’est pas nouveau du tout, il existe avec beaucoup d’hommes politiques (ou de chanteurs, d’acteurs, mais le public n’est pas le même). C’est sur ce principe que les religions prennent racines. Chez les hommes politiques, on appelle ça communément le charisme. Certains le possèdent du côté obscur de la force : c’est le cas pour les deux que je viens de citer, qui flattent les bas instincts du peuple et méprisent les élites. D’autres en usent de manière plus intéressante. Mais le principe est le même : il faut arriver à dire des choses avec conviction et autorité pour être cru, quoi que l’on dise. Comme un curé, comme un pasteur, comme…
- Samuel n’a pas encore ce pouvoir !
- C’est là que j’ai besoin de votre aide…de ton aide. »

Elle planta son regard dans le mien, passa une main autour de mes épaules et effleura de l’autre mon visage. Je me laissais glisser doucement vers elle et nous nous embrassâmes. Il nous fallut peu de temps pour en venir aux mains.

Il est un âge où l’on ne prononce plus la phrase « jamais le premier soir ». C’est peut-être bien le dernier qui nous est offert. Mais on garde toujours ses angoisses de jeune fille, malgré tout : suis-je épilée ? Serai-je à la hauteur de ses attentes ? Et si elle me trouve…trop ou pas assez…

Mon pull à col roulé fut un peu difficile à retirer. Je me rendis compte à cet instant qu’il y avait déjà quelques jours que mon eczéma avait disparu, comme par enchantement.

Nous avons passé un moment de tendresse et de passion sur mon canapé qui n’avait plus vu cela depuis très longtemps. Suzy était au lit comme dans la vie : directe et efficace.

Pendant qu’elle me caressait et qu’elle me faisait jouir, sa main plaquée sur mon sexe, elle me glissait à l’oreille qu’elle avait su dès notre première rencontre que nous nous retrouverions dans cette position si agréable...

Difficile de reprendre un entretien professionnel après un moment pareil ! Alors je suis allée chercher du Chablis dans mon frigo. Nous avons bu à notre plaisir.

Mais la voilà repartie dans ses explications. Froide et calculatrice – mais tellement sexy – cette femme n’avait en fait qu’une obsession, et en véritable stratège, elle me confia le plan qu’elle échafaudait pour son neveu :

« - Le but est donc de créer une aura positive autour de lui. Une image hyper sympa, rassurante, une impression d’honnêteté et de sincérité.
- Suzy, tu te rends compte que c’est très mal parti ! Il a dit qu’il n’aimait pas les gens, ça risque de lui coller un peu à la peau, tout de même !
- Tu crois qu’on ne peut pas repartir à zéro ?
- Sur internet, on ne peut pas. Un faux pas y est inscrit pour toujours. Les sex-tape des artistes, les casseroles des ministres, des présidents y traînent pendant des années, elles finissent toujours par ressortir au mauvais moment. As-tu observé ce qui s’est passé avec Sarkozy ? Pendant tout son mandat ce qui sortait quand on tapait son nom sur Google, c’était cette vidéo tournée en Russie après un entretien avec Poutine. Il paraissait ivre. Cela l’a poursuivi longtemps. Et il y a eu aussi le « Casse-toi pauv’ con ! » qui a fait les choux gras d’internet…On a tenté d’expliquer les situations, ensuite, pour dédouaner Sarko. Mais ce qui reste, dans l’esprit des gens, ce n’est pas que le président venait d’être humilié par Poutine en 2007, comme on tente de le faire croire aujourd’hui. C’est juste qu’il avait bu et qu’il n’a pas représenté la France dignement. C’est aussi un peu pour ça qu’il n’a pas été réélu en 2012.
- Tu as raison, sur le fond. Mais le scandale de Sam est tout petit, insignifiant…On est loin de la sex-tape !
- La mémoire d’internet est redoutable.
- Et si on faisait chanter Gontrand…me glissa-t-elle…
- Et si on faisait l’amour ? répondis-je badine… Elle m’embrassa, mais elle poursuivit…
- Un petit chantage, juste pour qu’il retire l’enregistrement, tu vois ? Et si on lui promettait de ne plus le poursuivre en échange d’une campagne de sympathie au profit de Sam ?
- Oui, c’est envisageable, même si l’enregistrement a déjà été copié, dupliqué, repris, multiplié : c’est la force des réseaux sociaux. En revanche, Gontrand sera prêt à tout pour que la plainte soit retirée. Mais je pense que l’influence de la PQR est si faible que même si on mettait Samuel sur toutes les pages pendant trois mois, ça ne changerait pas grand chose à sa carrière.
- On fait le pari ?
- On parie quoi ?

 Et je l’embrassais à mon tour, en essayant de mettre un peu de langueur et de passion dans mon baiser. Je commençais à trouver la conversation pesante…

- On parie qu’on arrive à le faire élire député en juin…Et je t’emmène en vacances sur mon voilier en Corse…
- Le jeu en vaut la chandelle ! »

Nous avons refait l’amour.

Suzy continua de me parler à l’oreille pendant nos ébats. Elle m’avoua que cela faisait longtemps qu’elle était seule, qu’elle m’avait trouvée sexy dès le début et qu’elle ne pensait plus qu’à moi, ces derniers temps.

Je ne sais pas si c’était vrai. Mais c’était le bonheur.

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